Considérations sur la Manufacture d'armes de Saint-Etienne, parfois appelée Cité du design
Ce texte se base, parfois à la limite du plagiat, sur la brochure éditée par Saint-Étienne ville d'art et d'histoire intitulée Manufacture-Cité du design [1] qui regorge d'informations. Cependant, quelques omissions et une absence de perspective critique ont donné l'envie à des antimilitaristes de compléter le travail. Depuis les mouvements ouvriers du début du siècle dernier jusqu'aux récentes malversations et disparitions d'argent, en passant par le conflit de 2004, ce lieu a toujours été l'objet de tensions (un euphémisme lorsqu'il s'agit très concrètement, de fabriquer la guerre) mais aussi de secrets.
Nous réalisons ce premier jet pour saisir l'occasion d'une conférence intitulée L'architecture, une arme coloniale, afin d'introduire, comme par effraction, depuis sa censure par l'Ecole du design, quelques aspects stéphano-stéphanois de la critique des armes. Cette première mouture en appelle d'autres, mieux formulées, plus documentées. Puisque le temps fait son ouvrage d'oubli, ce sont aux luttes d'hier et d'aujourd'hui d'entretenir les mémoires. Gageons que les esprits antimilitaristes s'affûteront contre les grès qui jadis aiguisèrent les baïonnettes.
I Saint-Étienne, Armeville
L'abondance de houille, pour les forges ; de grès, pour les meules ; et de cours d'eau, pour la force motrice, fait très tôt de la ville de Saint-Étienne une ville réputée pour sa fabrication d'armes. On y fabrique d'abord des hallebardes, des épées et des arbalètes au XIVe siècle ; puis en 1669 on recense 50 canonniers et 600 armuriers. Au XVIIe siècle, l'armurerie devient ainsi une des activités essentielles de Saint-Étienne.
En 1764, la royauté envoie M. de Montbéliard, officier supérieur du Corps royal de l'artillerie, pour réorganiser la production des armes de guerre. Il propose aux neuf entrepreneurs stéphanois, jusque là en concurrence, de se réunir en une société à laquelle le roi accorde son monopole. La Manufacture royale est née et équipe l'armée française selon une organisation nouvelle : un entrepreneur unique, des ouvriers immatriculés, une fabrication surveillée par un inspecteur et des contrôleurs. Mais les fabrications de la Manufacture royale restent très dispersées tant qu'il n'y a pas un lieu unique de production.
Cent ans plus tard, en 1864, sur l'ancien champ de manœuvres des troupes, commencent les travaux de la Manufacture Impériale d'Armes. Les artisans armuriers, auparavant dispersés dans Saint-Étienne, laissent la place aux ouvriers spécialisés, la production « se modernise au service de l'innovation ». Derrière ces mots de bureaucrate il faut entendre que la nouvelle organisation industrielle du travail, permet l'augmentation des cadences par la standardisation, le contrôle et la perte d'autonomie des artisans bref, leur prolétarisation.
Une révolution, deux empires, deux républiques et quelques rois sont passés par là mais la dynamique reste la même : il faut fabriquer des armes, et toujours plus ! La première fabrication de ce nouvel établissement sera le fusil Chassepot dont l'État demande une production de plus en plus importante d'autant que les tensions avec la Prusse grandissent. Il faut préparer la prochaine guerre !
Une guerre de perdue, une insurrection écrasée dans le sang, une IIIe République qui naît et, avec, un nouveau fusil, le Lebel, pour la prochaine guerre, que les manuchards vont produire à vitesse grand V, jusqu'à 1550 par jour en 1891 ! C'est que la guerre d'après approche (encore).
II S'il s'agit de défendre
Au début du XXe siècle, le milieu ouvrier était plutôt remuant, et on doit entre autres au redoutable Clemenceau, surnommé le Tigre, d'avoir envoyé à maintes reprises les troupes tirer sur les manifestant.es.
A la veille de la grande boucherie, une grande part du mouvement ouvrier sentait bien qu'elle allait servir de chair à canon [2].
En témoigne par exemple la motion de la CGT du 18 octobre 1912 :
LES TRAVAILLEURS N'ONT PAS DE PATRIE ! Qu'en conséquence, toute guerre n'est qu'un attentat contre la classe ouvrière, qu'elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications.Le Congrès déclare qu'en cas de guerre entre puissances, les travailleurs doivent répondre à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.
Quelques mois plus tard, la CGT fera volte face et en viendra à appeler à « défendre la patrie contre l'agresseur ». Mais jusque là, qu'ont défendu les armes produites à Saint-Étienne ?
Depuis 1764, la fabrication d'armes a servi :
aux royaumes et leurs guerres
à la Compagnie des Indes et à la « traite des Noirs » [3]
aux empires et leurs guerres
à défendre, certes mais surtout, à écraser la Commune de Paris
à réprimer la grande révolte kanak de 1878 (les sources militaires parlent du fameux fusil Chassepot utilisé contre les insurgé.es [4])
à réprimer les grèves ouvrières
à la 1re Guerre Mondiale : 18 millions de morts dont la moitié de « civil.es ». (Rappelons que les 9 millions de dénommés « militaires » qui ont péri sont pour la plupart des pays, des conscrits, c'est à dire des civils enrôlés de force par le service militaire. En France, il durait 3 ans à l'époque)
De tous ces usages différents, on constate que ce sont toujours les pauvres qui payent le plus lourd tribut de la fabrication d'armes, que ça soit par la simple exploitation salariale ou parce qu'ils et elles se trouvaient bien souvent du mauvais côté du fusil.
III Fabriquer des armes ou devenir une cible ?
On l'a vu, les armes servent le pouvoir. Durant la 1re guerre mondiale, malgré la propagande et les fréquents passages d'Albert Thomas dans les usines pour haranguer les employé.es [5], de nombreux ouvrier.es avaient compris qu'ils et elles travaillaient à la mort d'autres prolétaires. L'agitation était telle que la police et l'administration militaire surveillaient étroitement les « meneurs », quitte à les renvoyer régulièrement au front [6].
La seconde guerre mondiale, elle, éclaire la Manufacture d'Armes d'une autre manière. En une phrase la brochure éditée par la ville nous rappelle qu'un objet technique contient en lui-même tous ses usages :.
La Manufacture conserve un statut stratégique pendant l'Occupation et travaille pour l'armée allemande.
Lorsqu'on parle d'une telle production d'armes, on imagine l'ampleur du statut stratégique de ces établissements pour l'armée nazie. Comme chacun sait, De Gaulle nous a sauvé.es [7] de l'aigle à la croix gammée, avec l'aide des États-Unis. Cette aide, les stéphanois.es s'en rappellent bien puisque localement, le 26 mai 1944, l'aviation américaine décide de bombarder les sites stratégiques du Sud-Est de la France (principalement les gares et voies ferrées de Nice, Grenoble, Chambery, Lyon, Saint-Étienne). Des 440 tonnes de bombes explosives, incendiaires et surtout amies qui déferlèrent sur Saint-Étienne ce jour-là, on estime que 9 sur 10 n'ont pas atteint leur cible. Ce bombardement fera près de 1000 morts et plus de 20 000 sinistré.es stéphanoises.
De cette catastrophe, nous tirons deux enseignements. Premièrement et comme nous le rappelions plus haut, une bombe, explose en tuant, de manière indiscriminée, et ce qu'elle soit amie ou ennemie. Deuxièmement, avoisiner un établissement au « statut stratégique » n'est pas sans danger, puisque on l'a vu, le stratège peut changer de bord, mais aussi parce que l'on devient soi-même une cible pour la partie d'en face. Se défendre disions-nous ?
IV Desi(g)ndustrialisation
Passée la seconde guerre mondiale, vient le temps de « l'après guerre » c'est à dire celui des guerres coloniales (Indochine, Algérie, Madagascar,…) et de la guerre froide. Après la chute de l'empire soviétique, les commandes d'armes diminuent et le site de la Manufacture est moins « stratégique » [8], il comptera néanmoins parmi ses œuvres le fameux FAMAS (Fusil d'assaut de la manufacture d'armes de Saint-Étienne) qui a équipé les armées françaises de 1979 à 2012. En dehors du FAMAS, la Manufacture va diversifier ses productions (défense chimique et nucléaire, tourelles, équipement de blindés) puis devenir une des entités du GIAT (Groupement des industriels de l'armée de terre) qui fermera en 2001 et laissera la place aux archives de l'armée jusqu'en 2010.
Par la suite, tout ce beau monde déménage vers d'autres horizons laissant la place à la Cité du design, nouvel avatar d'une ville qui n'en a que faire. Il fut tout naturel pour les édiles d'utiliser l'espace laissé par l'industrie de l'armement pour leur nouveau marketing urbain, le design, dont l'origine, selon eux, se trouve à Saint-Étienne. Ce serait même Honoré Blanc, un des dirigeants de la Manufacture royale d'armes qui, au XVIIIe siècle, en mettant en place un nouveau processus de fabrication pour le fusil "Modèle 1777", composé de pièces standardisées et interchangeables pourrait être vu comme le père fondateur du design. Fierté !
V Du kaki derrière la vitrine
Les bureaucrates, au sujet de ce nouvel espace, parleront de « moteur de dynamisme pour le redéploiement économique » ou de « moteur d'une nouvelle urbanité », on se doute bien que l'idée c'est principalement de virer les pauvres et d'essayer d'attirer la fameuse « classe créative ». D'où les efforts en ce moment autour de la Biennale du design 2025 dont l'image, a été quelque peu ternie par les divers scandales de détournement de fonds et de suppression de poste [9]. Il ne faudrait pas non plus, pour la jolie histoire du design que l'on se rende compte que les treillis et leur barda n'ont pas vraiment disparus. On trouve toujours sur le site l'entreprise KNDS (le nouveau nom de Nexter), une des plus grosses boites d'armement française, avec ses deux filiales OptSys et NBCSys. L'entreprise HEF, qui travaille sur les traitement de surface, notamment des avions Rafale, a ses laboratoires rue Salvador Dali. Quant au Pôle universitaire qui jouxte la Cité, le Pôle Optique et Vision, il est tout simplement le « fruit d'une coopération entre l'université Jean Monnet et l'entreprise Thales-Angénieux ». Rapide rappel, Thales est aussi un « fleuron de l'industrie d'armement française », on compte parmi ses clients, l'armée ukrainienne, mais aussi l'armée russe (!) et l'armée israélienne [10]. On n'est pas surpris de retrouver donc, juste à côté, le laboratoire Hubert Curien dont les projets de thèses sont régulièrement financés par la Direction générale de l'armement, Thales, ou d'autres boites mortifères. Enfin, toujours au sein de la Cité du design, le restau-solidaire « La Fabuleuse Cantine » est une création d'un start-upeur qui a eu la bonne idée il y a quelques années d'essayer de vendre des micros à la ville de Saint-Étienne pour qu'elle les installe dans les rues. Un actionnaire de cette boite ? Verney-Carron ! Une entreprise locale qu'on ne présente plus [11], elle est juste de l'autre côté du boulevard Adolphe Thiers.
Cet inventaire est certainement loin d'être exhaustif, il appelle de nouvelles recherches, mais il est suffisant pour affirmer que oui, l'immonde kaki est toujours là. Une preuve supplémentaire : c'est aussi à la Cité du design que le préfet de la Loire et le gouverneur militaire de Lyon ont invité 140 patrons de l'industrie de l'armement, le 26 janvier 2024, pour une conférence intitulée : Économie de guerre : base industrielle et technologique de défense et esprit de défense.
VI Et ailleurs ?
Cette contre-visite de la Manufacture met l'accent sur le potentiel mortifère encore présent sur place. Cependant, il ne doit pas laisser penser que c'est la seule tanière des marchands de canons et leurs sbires. En réalité, on observe qu'ils se promènent et s'installent un peu partout. Quelques pistes :
la Chambre de commerce et d'industrie de Lyon-StEtienne-Roanne est directement impliquée dans la création du cluster Eden, lobby d'industriels de l'armement de la région créé pour « chasser en meute à l'export », sur demande de la DGA visant à « mieux connaître sa Base Industrielle et Technique de Défense » [12].
c'est aussi la CCI qui possède le Banc national d'épreuve, situé à Saint-Étienne, la seule structure en France habilitée à tester des armes légères et les munitions civiles et militaires (jusqu'au calibre militaire OTAN de 25 mm), à assurer leur destruction et à tester les matériaux de protection de tous types (blindages ,...). AMEFO, filiale de Plasan, boite israélienne, y teste ses blindages.
Thales est présente à Saint-Héand, Safran à Roche-la-Molière, ...
Rivolier, à Saint-Just-Saint-Rambert, se vante de détenir 60 % du marché des équipements des polices municipales françaises.
le Délégué Général de la fondation UJM est un ex-directeur des opérations au sein de l'État major des Armées en Afrique et au Liban.
l'École des Mines bénéficie, via la fondation Mines Telecom, des subsides de gros vendeurs d'armes ou de puces à double usage français (MBDA, Airbus, Dassault, ST Microelectronics)
et les bidasses de la Maison de l'armée mangent tous les midis au resto U de Tréfilerie, à l'aise Blaise !
Localement, les industriels et les services de l'État organisent la production d'armes, donc les guerres et les massacres. Ne les laissons pas faire leurs profits sur notre dos ! Leurs guerres, nos morts ! A bas toutes les guerres et les marchands de canons !
plan de la manufacture
brochure page par page
brochure version carnet recto-verso bord court
[2] A ce sujet : Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L'insomniaque&Libertalia.
[3] La Manufacture d'Armes de Saint-Étienne : un conflit mémoriel - Thomas Zanetti
[4] Le recrutement extraordinaire en Nouvelle-Calédonie pendant la grande révolte canaque de 1878 - Guy Bierman et un podcast sur la révolte kanak ici
[5] Ministre « socialiste » de l'Armement pendant la guerre, il est connu pour ses harangues fréquentes en direction du prolétariat, dont celle du Creusot en 1916 par exemple : « La victoire plane là au-dessus de nous, dans la fumée qui remplit cette vallée. C'est sur vous, camarades, que nous comptons pour la saisir. C'est votre tâche de travailler jusqu'à en tomber, jusqu'à la mort. »
[6] On s'intéressera à l'histoire du militant Clovis Andrieu.
[7] L'État célèbre chaque année la date du 8 mai 1945 comme jour de la défaite nazie, mais ne rappelle pas le massacre de Sétif en Algérie, le même jour.
[8] Puisque la France met plutôt le paquet sur la bombe atomique et est occupée à la tester sur ses colonies
[9] A ce sujet, on écoutera ce podcast de l'émission Des mots des sons sans cible, ça vaut le détour !
[10] Pour en savoir plus, consulter le site de l'Observatoire des armements
[11] Elle a inventé et vendu, notamment à la police et à l'armée, les désormais célèbres Flashball.
[12] voir la brochure Lyon capitale du militaro-sécuritaire